Qui est Philippe Borrell ?
Ecrivain, mort pour la France (1890-1915)
Au témoignage de ces personnages de la vie politique et culturelle, il faut ajouter celui d’un éminent enfant de Mirebeau, qui nous laisse un rapport parfaitement établi à l’intention du Pape Pie X, conservé au Vatican, que nous lirons dans la dernière partie de ce livre. Comment ne pas conclure la galerie des portraits célèbres qui l’introduit par la figure de Philippe Borrell, européen avant l’heure lui aussi, ami du philosophe Alain et de l’écrivain François Mauriac, fauché à la fleur de l’âge (25 ans) au jour le noir de la guerre. Cent ans après sa mort, l’ouverture des archives vaticanes nous le fait découvrir.
Philippe Bernard Xavier Marie Borrell est né le 26/01/1890 à Bordeaux. Ses parents, Marie Tabart et Bernard Borrell, né en Catalogne (Tortosa, Espagne) et naturalisés Français, se sont mariés à Paris en 1885, et résident d’abord à Bordeaux où habitent les grands-parents paternels, avant de s’installer à Mirebeau où semble résider la grand-mère maternelle, Marie Tabart. 4 ans après Philippe naît son frère Jean Marie, qui deviendra médecin, sera affecté au service de santé pendant la guerre et s’établira ensuite à Poitiers.
Fils d’un professeur d’Espagnol, Philippe Borrell figure au palmarès des écoles de Bordeaux. Fréquentant le Lycée de Bordeaux entre 1897 et 1907, il est un camarade de François Mauriac qui fraternisent en tant que jeunes militants catholiques et se retrouvent aux rencontres religieuses, à la chapelle des Marianistes, et culturelles du Sillon, le mouvement apostolique fondé par Marc Sangnier. Tandis que Mauriac, redoutant le regard pénétrant et antibourgeois de ce jeune condisciple, prendra du recul, Borrell deviendra un des jeunes leaders du mouvement. Témoin cet article :
« Le IX e Congrès national du Sillon vient de se tenir à Rouen les 17, 18, 19 et 20 mars. Il a été ouvert par cinq réunions publiques et contradictoires dans les communes importantes de la banlieue de Rouen. MM. Jacques Rodel, secrétaire général du Sillon, Jacques Fonlupt, avocat à Brest, Philippe Borrell, élève à l’école normale supérieure, Victor Diligent, avocat à Lille et Louis Cousin, du Sillon central en furent les orateurs. »
Montant à Paris pour préparer l’école Normale Supérieure, il devient élève aux Lycées Henri IV puis Michelet du philosophe Alain, dont il devient ami bien que celui-ci soit agnostique. Alain, en effet, parle de lui dans ses « Propos », en l'appelant « mon ami le silloniste ». Lors que Borrell et ses autres anciens élèves partent pour la guerre, il donne régulièrement des nouvelles de celui qu’il appelle « mon Borrell » à ses amies Marie Monique Morre-Lambelin et Marie Salomon. C'est même pour lui qu'Alain rédige ses « Lettres sur la Philosophie Première » (« métaphysique » ou « science de l’être »). Il y étudie entre autres les processus de l’appréhension du réel et fait l’examen critique des perceptions sensorielles. C'est dire si le témoignage de Borrell sur l'effusion inexplicable d’un liquide de la plaie d'un Christ de fonte, grandeur nature, gisant au bas du calvaire de Mirebeau, sera prémuni contre les illusions et particulièrement qualifié au regard de la science.
Etudiant la philosophie à l'Ecole Normale Supérieure (Paris, 1909-1911), il est au nombre des amis de Pierre Poyet (1887-1913) jeune apôtre chrétien de l'école. Il fréquente aussi le cours 1910-1911 de sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études, écrit une initiation à Spinoza parue en 1911, prépare un livre sur Épictète qu’il n’aura pas le temps de finir, et conclut son parcours parisien en remportant le concours de professeur agrégé de Philosophie.
Si difficiles soient-elles, ces études laïques ne lui font pas perdre sa flamme d’apôtre : Mauriac le croise vendant la revue du Sillon à la sortie d’une église parisienne. La presse régionale et ses contributions à la même revue nous le signalent comme organisateur ou intervenant de manifestations à Paris ou en province. Le Petit courrier, journal de l'Ouest du 4 décembre 1908, annonce une « conférence de P. Borrell, du Sillon parisien ». La revue Le Sillon rend compte de son activité de propagande : « Affiches et invitations. Nos amis Paul Gemahling, Henri Colas, Louis Meyer, Lucien Robert, Jacques Rodel et Philippe Borrell assumèrent cette tâche. En peu de jours, dans la plupart des quartiers de Paris et dans plusieurs communes de la banlieue, les murs sont recouverts d'affiches passe-partout annonçant toutes le même sujet : « La démocratie est-elle possible? » Les contributions de P. Borrel à la revue Le sillon, consacrés à l’histoire et à la politique sont nombreuses.
C’est à une autre revue, La lecture française, qu’il réserve ses études littéraires et religieuses, qui trahissent la profondeur de sa vie spirituelle : « A la mémoire de Louise de la Miséricorde, religieuse carmélite », 25 juillet 1909 ; « Abbatia Pulchris Fontis » (sur la Trappe de Bellefontaine), 25 décembre 1909 ; « Le buste de cire » (réflexion sur Angélique Arnault), 25 juin 1910, pp. 218-219 ; « Maria de Magdala, Sainte femme, » 25 septembre 1910, p. 82. Nous reproduisons ci-dessous en note cette méditation née d’un pèlerinage à Vézelay.
Séjournant à Mirebeau en Poitou en octobre 1913 lors de sa préparation militaire, il rédige son témoignage, dans le cadre d’un véritable rapport sur les phénomènes qui s’y déroulent et l’attitude de l’Eglise, que nous découvrirons.
En 1914, il est rappelé comme lieutenant au 146e Régiment d'infanterie basé à Toul, qui compte des soldats de sa région. La correspondance d'Alain nous apprend qu'il est blessé deux fois dès 1914. Le livre d'or du Lycée de Bordeaux en précise la date et le lieu : le 7 septembre pendant la bataille de la Marne au nord de Saint Dizier (en défendant le village de Pargny sur Saulx) ; et le 11 décembre suivant dans la région de l'Argonne. Il reçoit au printemps 1915 la Croix de Guerre avec étoile et figure dans une citation collective à l'ordre du régiment :
« 16 mai 1915. Le Lieutenant-colonel commandant le 128e rég. d'infanterie félicite le lieutenant Borrell et ses hommes qui, nuit et jour, sans un moment de répit, à la Caponnière, se sont dépensés pour entraver la progression de l'ennemi et ont eu à souffrir des effets meurtriers des bombes. »
Il est promu capitaine le 4 août 1915.
Une allusion d'Alain à un mariage reporté à cause d'une permission supprimée, et un avis de décès à Mirebeau ou figure une Mme Philippe Borrell laisse supposer qu'il s'est marié pendant la guerre.
Son dernier combat a été récemment évoqué :
« D’abord en Lorraine son régiment, le 146 e d’infanterie dans lequel il officie en tant que capitaine se trouve en Champagne à partir de la fin août 1915 quand débute une bataille de reconquête voulue par l’Etat Major à partir du 22 septembre. Philippe Borrell commande sa 7e compagnie à environ 15 km au nord-ouest de Sainte-Menehould, à proximité de la bordure occidentale de la sylvestre Argonne.
Après une intense préparation d’artillerie, l’une des premières de cette ampleur, son bataillon est chargé de prendre des tranchées allemandes puissamment fortifiées dans une zone de collines peu élevées, mais très découpées et assises en un chapelet de buttes successives en forme de doigts de main, et dans un contexte de craie propre à cette région que la pluie forte des jours précédents a rendu particulièrement glissante et gluante. Nous sommes dans ‘la main de Massiges’ devenue si tragiquement célèbre dans les communiqués officiels. La bataille s’engage en effet sur un front d’environ 25 km d’ouest en est, entre Aubérive et Ville-sur-Tourbe. Le relief, bien que modéré, cache nombre de replis de terrain aux artilleurs, contre-pentes exploitées par les Allemands pour y installer des abris sûrs que l’artillerie n’a pu détruire tous.
D’abord victorieuse sur la première ligne allemande la percée française va s’arrêter sur les secondes lignes au prix de pertes importantes. Dans ce contexte saisissant d’horreurs et de bravoure mêlées, le bataillon de Borrell se déporte sur sa gauche et se trouve immobilisé par les mitrailleurs et l’artillerie ennemie. Le 25 septembre 1915 Philippe, 25 ans, tombe au champ d’honneur, on ne sait exactement où [sur la Commune de Mesnil les Hurlus, près de la ferme de Beauséjour (!) au jour le plus meurtrier de la guerre (23000 morts !)]. Il est porté disparu tout comme, ce triste soir, 25 officiers [tués ou blessés] sur 29 (!) et 528 hommes de troupe sur 2260 pour ce régiment, l’un des composants de cette attaque. »
Il est inscrit au Panthéon parmi les écrivains morts pour la France ; sur le monument aux morts de Normale Sup. à Paris ; au Livre d'or du Lycée de Bordeaux ; sur le monument au mort de Mirebeau et sur la plaque commémorative de la collégiale Notre Dame.
Pour couronner cette introduction où les observateurs célèbres et impartiaux venus regarder au plus près les faits de Mirebeau en confirment le caractère mystérieux, voici deux échos littéraires d’envergure ou transparaît la grandeur d’âme du quatrième des témoin évoqués, sorte de Jeanne d’Arc, lui aussi, dont le corps seulement fut broyé par le feu et englouti en terre de France.
Philippe Borrel a en effet inspiré à ses aînés Alain (1868-1951) et Mauriac (1885-1970) deux chapitres admiratifs. Dans la bouche d’Alain l’anticlérical, l’hommage à une catégorie de catholiques est tout à fait insolite, mais c’est à son élève qu’il doit la teneur « exceptionnelle » de son Propos intitulé :
« Un silloniste ».
"Un Silloniste, c'est un jeune homme qui a une large cravate noire, dite La Vallière, et qui vend des journaux pour la cause ; c'est une espèce politique que les politiques n'ont pas prévue. Et c'est une assez noble espèce.
Pour les mœurs, ce sont des obstinés. Ils sont chastes autant qu'ils peuvent. Mariez-les, ils feront des enfants sans compter ; car ils méprisent le plaisir qui n'est que plaisir. Au reste ils se font du muscle, et poussent volontiers le ballon ; mais leur corps est comme un cheval ; ils s'en servent, mais sans lâcher les rênes. En somme ils essaient de vivre selon la vertu. Ne vous moquez pas d'eux, vous perdriez votre temps ; ils se soucient de l'opinion juste autant qu'un capitaine de l'Armée du Salut.
Ils sont admirables dans la discussion. Ils sont ouverts aux preuves, et avides de comprendre. Ils répondent tout franchement, sans fausse politesse, sans colère aussi. Ils ne s'irritent que contre les tyrans dogmatiques. Ils ne se battent que pour la liberté de penser.
En politique ils sont radicaux. Ils veulent l'égalité et la probité ; l'égalité dans les lois ; la probité dans l'application des lois. Là-dessus ce sont de vraies mules pour l'entêtement ; jamais vous ne leur ferez comprendre l'opportunité d'un mensonge de tribune, ni que l'ordre vaille la moindre chose, s'il est payé d'une injustice.
« Mais, me disait quelqu'un, ils croient en Dieu. Comment expliquez-vous cela ? Vous m'accorderez bien qu'il n'y a point de preuve de Dieu à la rigueur. Est-ce intelligent, est-ce honnête, est-ce juste d'affirmer sans preuve ? »
Bah, répondis-je, tout s'arrange ; et ils se défendent très bien là-dessus. Ils ne donnent point comme prouvé ce qui n'est pas prouvé. Ils disent seulement qu'on ne peut vivre une vie d'homme si l'on ne croit au delà de ce qu'on sait. Ils me prouveront sans peine que si je préfère la Justice à l'Injustice, ce n'est pas par peur du gendarme. « C'est donc, diront-ils, que vous croyez, sans pouvoir le prouver absolument, que la Justice est plus vraie que l'Injustice, autrement dit, plus réelle que l'Injustice. Et tous les triomphes de l'injustice ne vous feront jamais dire le contraire. Eh bien, cette Justice réelle, je l'appelle Dieu ; ne chicanez pas sur un mot. »
Ils n'ont qu'une faiblesse. Ils entendent rester catholiques, et cesser d'être Sillonistes si le pape l'ordonnait. Cela ne va pas bien avec le reste. Mais voyons-les bien tels qu'ils sont. Ce n'est ni par paresse qu'ils s'inclinent, ni par faiblesse d'esprit, ni par peur. C'est afin de rester à tout prix dans une société humaine, la seule, à ce qu'ils croient, qui ait la perfection idéale pour loi suprême. Ils veulent y rester afin de ne pas la laisser aux mains des ambitieux et des hypocrites. On peut discuter là-dessus. Tels qu'ils sont, ils valent bien autant qu'un petit attaché de cabinet, qui se dit radical. »
Rebondissant sur une lecture d’Alain, François Mauriac est également inspiré par son camarade d’antan, à qui il dédie ce texte, où il médite sur leurs destins inégaux, que nous pouvons intituler :
Philippe Borrell, le premier…
« Une ombre m’a visité un soir à Malagar : je le raconte au précédent chapitre. Une autre ombre m'est apparue, peu de jours après, à Paris ; non dans la torpeur d’une soirée solitaire, mais au cours d’une lecture : celle des "Lettres sur la philosophie première" d’Alain. Ces lettres avaient été adressées à un élève d’Alain qui, comme tous les autres (sauf un : Henri Bouché), fut tué durant la Grande Guerre. Alain, dans une autobiographie posthume, parue à La Table ronde de mai dernier, rappelle froidement ce massacre des fils de son esprit. Parlant de lui-même a la troisième personne, il écrit : "Bouché ne fut que blessé ; les autres y restèrent." Il y a de ces hasards, car enfin les disciples sont des hommes et les armes de guerre ne font point de différence. On comprend que l’autorité du professeur Alain ne fit qu’augmenter. Ce ton répugnerait s’il n’était signe de pudeur. Du moins ai-je voulu le croire. Mais voici le pire : Alain avait oublié jusqu’au nom du destinataire de ces lettres sur la philosophie première. Il l’avoue sans vergogne : "Je ne retrouve pas le nom de ce normalien, qui était un garçon rouge de santé, travailleur comme un bœuf. Il était de tous le premier parti à la guerre, mais il n’alla pas plus loin que la bataille de l’Aisne." Pour le coup, cela est bien fort, me disais-je. Hé quoi, même dans la pensée de son Maître, ce jeune mort était mort au point de n'y avoir même pas laissé un nom ? Et puis mes yeux tombèrent sur ces lignes de Claude Mauriac : "Une note nous apprend qu'il s’agit de Philippe Borrell, promotion 1910, tué en 1915." Philippe Borrell ! J'accusais Alain, moi qui ai connu son disciple bien avant lui, et qui fus son ami !
C'était en 1905, à Bordeaux. Je devais être son aîné de trois ou quatre ans. II allait encore au lycée et nous nous rencontrions au Sillon. Plus coupable qu'Alain, j’avais fait pire qu’oublier son nom. Lui-même était sorti de ma pensée, comme beaucoup d’êtres connus durant mon adolescence, à Bordeaux, et que ma vie de Paris recouvrit de son énorme vague.
Et le voici tout à coup devant moi, ce Philippe, non pas rouge de santé comme nous le montre Alain : un écolier, mais bâti en force, avec un visage construit comme celui du jeune Claudel qu’a sculpté sa sœur Camille. Sous le front puissant couvait l’admirable regard. Tout me revient alors : le Sillon qui nous avait réunis, en 1905, nous sépara très tôt. Plein d’orgueil intellectuel, comme l'est à vingt ans un garçon isolé dans une province, et qui ne bénéficie pas des mises au point qu’imposent les rencontres de Paris, je m’indignais de ce que Borrell, dont la précocité m’éblouissait, affectât de rechercher au Sillon la compagnie de ceux qui ne pouvaient, sur aucun des sujets importants à mes yeux, lui donner la réplique.
Nous dûmes "monter à Paris" la même année, lui pour préparer Normale à Henri-IV et moi les Chartes. Mais je ne l’y retrouvai pas. Il me revient tout à coup que je le reconnus un jour, à la porte des Carmes rue de Vaugirard : il vendait le Journal de Sangnier : "La démocratie". Je feignis de ne pas le voir. Non par respect humain ; mais mon premier roman : "L'enfant chargé de chaînes", paraissait au Mercure et faisait scandale parmi les sillonnistes, à cause d'un des personnages qui par quelques traits rappelait Sangnier. Borrell devait me haïr.
Je ne l’ai plus revu. Il allait mourir, moi j'allais vivre et l'oublier. Et maintenant il est là. C'est bien lui ; il sort du lycée, avec sa lourde serviette, sa pèlerine mouillée, son regard bleu. D'un poème qu’il m’avait donné, imité de L'Anthologie, deux vers tout à coup me reviennent en mémoire. Je le regarde et il me regarde. Voilà un de ces juges que nous ne récuserons pas, un de ceux dont nous avons pris la place et que nous n’avons pas remplacés et qui ont le droit de nous demander des comptes.
Certains, parmi les normaliens vivants aujourd’hui, ne s'en privent certes pas. Ils nous adressent ce qu’ils appellent : des "monitions". Le crime de Mauriac, a leurs yeux, c'est de n'être pas Péguy, c’est de n'être pas Bernanos, c’est d'être Mauriac. Ceux-là je les écarte doucement sans répondre. Mais que de tous les élèves d’Alain massacrés à la fois, un seul après cinquante ans, remonte de l'abîme, que son nom qui me fut cher me soit rappelé par mon propre fils, alors je baisse la tête, j’ouvre mon dossier et déjà je cherche à prévenir ses accusations. Ce que Borrell détestait en moi, quand j’avais vingt ans, m'a emporté durant des années ; mais qu’était-ce après tout, sinon le démon littéraire dont j’étais possédé ? Un démon habillé à la mode d'alors : dans ce petit milieu du Sillon bordelais, j'apportais un esprit façonné "Sous l’œil des barbares" et non pas un homme libre — ce que ces garçons ne pouvaient qu’exécrer. Cette contradiction de toute ma vie, Borrell lycéen l’avait au premier regard décelé : mon orgueil fut plus fort que l'amitié qu’il n'inspirait. Je lui dis adieu.
II n’empêche que ce que j’écris aujourd’hui a pris sa source, il y a cinquante ans, dans cette petite chambre du Sillon de Bordeaux, tout contre la Madeleine, qui était la chapelle des Marianites. Autant qu’on puisse sans témérité juger de ce que fut devenu en 1955 l’écolier de 1905, dont je doute qu’Alain ait pu entamer la foi ardente (Philippe Borrell était d'origine espagnole), nous nous retrouverions aujourd’hui coude à coude. S’il est revenu, ce n’est pas pour m’adresser des "monitions", mais pour me souffler à l’oreille qu’il n’est jamais trop tard, et pour me supplier de me hâter avant que ma copie ne me soit redemandée. Je le prie de me pardonner tant de choses qui jalonnent mon destin et, lui, il me console avec ces deux vers d’un poème inédit d’André Lafon, mort comme lui en 1915 :
« Je ne te dirai pas : il fallait, ni pourquoi ?
Puisque c’est si peu nous qui faisons notre vie. »
Quand nous nous sommes séparés, il ne lui restait que dix années à vivre et, dans ce bref intervalle, il y eut la rencontre redoutable d’Alain (qui se montre dans ses lettres adressées à Borrell, plus hostile à la Religion que dans ses autres écrits), il y eut sa foi à ne pas perdre, son amour à sauver. Il a gardé sa foi, il a sauvé son amour, il a donné sa vie : "le premier", dit Alain — Oui, le premier partout, le premier de cette promotion d’immolés : Philippe Borrell.
O ! destins inégaux ! Philippe Borrell m’oblige à m’interroger sur ma vie préservée et comblée. »